Côté écriture




Résumé
Le dimanche vers cinq heures


« Un soir qu'il pleuvait, mon père me rapporta de son atelier, les tirant de la poche de sa veste, quatre ou cinq feuilles pliées en deux. Il les déposa sur la table et me dit : “Tiens, c'est pour dessiner.” Ce jour-là, en cachette, j'ai pleuré. A chaudes larmes. Des pleurs d'un chagrin indicible, abstrait, contradictoire, fait de la rencontre brutale du réel et d'un idéal : mon père me témoignait son affection mais il le faisait avec du papier à trois sous, de surcroît même pas blanc. Et le dessin ne pouvait s'accommoder d'un support à la banalité si manifeste. » 

Sous forme d'instantanés, de révélations fugaces, Jean-Luc Buis nous livre avec tendresse ses « petits riens », ces petits trésors qui font l'enfance. Tout en questionnant à demi-mot le merveilleux et l'absurdité de la vie, il raconte l'histoire d'une jeunesse bretonne au cœur des années 1960. Des ponts avec l'artistique prolongent, exaltent le récit et lèvent un coin de voile sur le fonctionnement pictural de l'auteur. Jean-Luc Buis, artiste plasticien, a enseigné dans un lycée quimpérois et exposé son travail à de nombreuses reprises. Il signe ici son premier livre.




Avant-propos

Quelle idée ! Était-ce judicieux de tenter pareille aventure, d’entreprendre l’écriture d’un livre alors qu’on a consacré une grande partie de sa vie à la peinture et à des élèves, leur enseignant la redoutable discipline, obligatoire et optionnelle, des arts plastiques ? Un prof de dessin… « Faut laisser ça aux spécialistes » diront certains, « aux littéraires, les vrais, ceux qui en ont reçu la formation ou, en tout cas, utilisent les mots parce que ce sont leurs outils, les poètes, les penseurs, les auteurs, pour ne pas les citer, les écrivains ! ». Sont-ils pris par l’idée fantasque de peindre, de sculpter, de graver ou encore d’installer, eux ? Que répondre ? Peut-être...
Au début du crépuscule d’une vie, s’il est encore un peu tôt pour tirer des bilans et faire des comptes, se demander quelle a été la part des vrais choix et des fausses décisions, savoir si les échecs et les réussites ont eu le poids qu’on leur prête et tenter de répondre à cette question, pourtant usée jusqu’à la corde : « Et si c’était à refaire ? », un regard dans le rétroviseur peut alors – quand même – permettre de donner quelques débuts d’explications à ce que l’on est devenu, à cette destinée plus qu’avancée.
Eh oui, qu’est-ce qui a bien pu se passer pour que je me livre, corps et âme, à la création plastique au point de presque tout lui consacrer, de fabriquer des « mensonges » qui ne sont qu’obsessions de vérités ? Étais-je appelé ? Quelqu’un me parla d’une entrée en religion. Le hasard ne pouvait en être la seule cause, pas même des circonstances particulières, il devait y avoir des raisons enfouies, profondes, emmêlées, inconscientes. Même si l’œuvre artistique réalisée ne présente pas toutes les innovations technologiques et pertinences sémantiques que l’on trouve dans la plupart de celles, officiellement, exposées ici et là, elle a quelque mérite, ne serait-ce que cette touche personnelle que monsieur Ladmiral tente d’expliquer à Irène, sa fille, dans le très beau film de Bertrand Tavernier Un dimanche à la campagne. Cette dernière lui reprochant d’être resté trop raisonnable, il répond : « Bien sûr, l’impressionnisme, Monet, Caillebotte, Renoir... Mais si je les avais suivis qu’est-ce qu’il serait advenu de ma petite musique personnelle ? »
Mes tout premiers dessins ont été des réponses à la douleur secrète et profonde causée par la perception nette, tant physique que psychologique, que j’éprouvai vers l’âge de six ans, un matin alors que j’étais alité suite à une angine qui avait mal tourné : je n’étais pas immortel ! Passée cette onde de choc métaphysique, j’entrai presque aussitôt en résistance même si je ne possédais pas et ne posséderai jamais cette résilience dont certains bonshommes disposent à foison, à l’image d’un Boris Cyrulnik, et qui peuvent déplacer des montagnes si les circonstances le nécessitent. Je me mis à crayonner pour « survivre ». Mes dessins s’ajoutaient à mon héritage génétique, à mon éducation et au volontarisme qui, déjà, m’habitait. Des dessins de visages, principalement. Avec eux je racontais des histoires, je refaisais le monde et, par enchaînement, regardais tout ce qui lui donnait vie comme des miracles, aussi bien une averse de neige qu’un vol de martinets, un ciel se pommelant ou encore la visite, à l’improviste, d’un agent de recensement, d’un démarcheur d’assurances, quand ce n’était pas celle, délectable, d’un vendeur confirmé allant de porte en porte, aux heures des principaux repas, débiter son inusable boniment. Tout devenait spectacle, un point de vue esthétique s’assimilant à des natures mortes, des scènes de genre, des portraits, des séquences de films, des dialogues de théâtre, des rythmes sonores, que je n’étais pas encore en mesure de nommer ainsi, bien évidemment. Les yeux  cadraient, l’esprit re-présentait, la main esquissait et modelait. Vivre/regarder, vaste dilemme ! François Truffaut ne disait-il pas, qu’à choisir, il préférait être derrière la caméra, Robert Filliou que « c’est grâce à l’art que l’on prend conscience que la vie est plus importante que l’art... » ou encore, Picasso : que les vacances ne signifiaient rien pour lui. Ce sont toutes ces représentations saisies à droite et à gauche qui m’ont construit et, petit à petit, permis d’aimer les cieux délavés de Turner, le carré blanc de Malevitch, les pertinences de Duchamp ou l’évidement d’Antonioni. Un peu comme si, par effet de miroir anticipateur, en regardant la chaussée de la rue, je m’appropriais, déjà, des fragments de la voûte infinie. Dit autrement : que pour être à même, un jour, d’utiliser le télescope, il m’était indispensable de commencer par regarder à travers la focale du microscope. Mon regard me portait et comme le dit Confucius, « j’y allais de tout cœur ».
J’héritais de mon enfance, mais l’ingrate me laissait aussi orphelin. Jean Carrière allait jusqu’à affirmer que, de ce paradis-là, il ne s’était jamais remis. Ce sont ces fragments, ces empreintes légères, en creux ou encore flottantes, que j’ai essayé de confier au papier pendant près de cinq ans, des surfaces sensibles qui avaient pris, par superpositions et accumulations successives, la forme d’un socle. L’un pourra les nommer « madeleine », un autre « rosebud », un troisième « dada ». À chacun ses noms. Le livre raconte à la fois l’histoire de ce socle et celle de son ornementation par les forces du présent, un peu comme une partition de piano qui serait jouée à quatre mains : celles d’un enfant et les mêmes devenues, avec le temps – certes aguerries – ridées et noueuses aux articulations. Il permettra aussi, du moins je l’espère, à la peinture de respirer, de prendre du recul, de la hauteur, de se refaire…
Précisément, c’est la disparition brutale de l’ami Gilles qui a été le déclencheur, qui a mis le feu aux poudres, qui m’a insufflé l’envie de l’écrire, une lettre que je lui ai adressée, six mois plus tard, quand la douleur s’est montrée moins tenace. Les mots qui, jusqu’alors, appartenaient aux autres, par ce texte, se sont retrouvés à ma portée, à la disposition de mon libre arbitre, en vrac, sans retenue, je n’avais qu’à prendre et à ordonner. Grisant… Le signal virtuel du départ m’ayant quand même été donné, des années auparavant, avec le coup de fusil que sont les quelques vocables alignés au tout début de Salammbô, le démiurgique roman de Flaubert : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar » !
Préparer, talocher, esquisser, colorer, tracer, dissoudre, relier, estomper, contraster, frotter, érafler, gratter, lisser, superposer, décaler, empâter, enlever, raturer, ces ratures répétées dont Giacometti fit œuvre, si de tout cela j’avais l’habitude, le faire avec des mots fut une tout autre histoire et me donna souvent des allures de combattant, qu’importe, avec la force de la nécessité, l’appui de la persévérance et pas mal d’abnégation, en guise de retour en arrière, l’écriture devint une enivrante marche en avant.
Moteur !


Nouveau roman en cours d'écriture, l'histoire d'une passion amoureuse.